Après deux années de privation, le public attendait un événement de cette ampleur pour signifier aux artistes leur soutien. Quel écrin plus adapté qu’une scène de La Courneuve pour renouer avec cette culture qui a tant manqué à tous ?
Georges Brassens ne s’est jamais produit à la Fête de l’Humanité. Mais y aurait-il chanté « qu’on ait 20 ans, qu’on soit grand-père, quand on est con, on est con », que la suite lui aurait prouvé que non. Innocence, maturité, sagesse, ici, à chaque âge son intérêt, à chaque public sa musique. Mais, cette année, au-delà de la simple préférence de style, le « peuple de la Fête » dans toute sa diversité cherchait du sens entre les notes. Comme une envie de faire corps après deux années de privations culturelles.
Venir à La Courneuve, c’était le seul moyen de voir des artistes. C’est ici que j’ai vu Suprême NTM pour la première fois… Fianso
Pour le très jeune public qui a pris d’assaut cette Fête dès vendredi soir, la sensation s’appelle Sofiane, aka Fianso. Lorsque le rappeur a débarqué sur la scène Angela-Davis, les jeunes chanteurs du 9-3 l’attendaient pour appuyer ses refrains, plusieurs milliers de voix venues de Stains, du Blanc-Mesnil (les villes de son 93 Empire auxquelles Fianso cultive un attachement particulier), de Saint-Denis ou de Bobigny. « Mes terres », dit-il. « Paris, c’était loin », nous confiait le rappeur avant de monter sur scène. « Venir à La Courneuve, c’était le seul moyen de voir des artistes. C’est ici que j’ai vu Suprême NTM pour la première fois… » Sofiane avait « envie de prendre (son) temps ».
Contrat rempli : sa déclaration d’amour à la Fête, à son public, au département qui l’a vu grandir, a fait grossir une vague de jeunesse qui a ensuite déferlé vers la scène Joséphine-Baker et le concert bondé de Soso Maness. Sans nul doute moins intéressant sur le fond comme sur la forme… Mais, au moment de chanter Zumba cafew, cafew carnaval, les chœurs du 9-3 se sont reformés… pour soutenir un Marseillais ! La jeunesse ne connaît pas de frontières.
Fianso et IAM, deux générations de rappeurs à la Fête de l'Humanité.
Leurs aînés aussi pratiquent cet universalisme musical. Aussi, samedi, la venue d’IAM sur les terres de NTM a-t-elle été saluée comme il se doit. « Petit frère veut grandir trop vite, mais il a oublié que rien ne sert de courir, petit frère », chante cette maman doigt pointé vers le ciel à sa fille, casque antibruit vissé sur les oreilles et regard pétillant. Sans doute ce moment restera pour elle comme une « madeleine de Proust », celle que Guizmo, de Tryo, savourait en coulisses avant de monter sur scène : « Plus jeune, mes amis tenaient le stand de Limeil-Brévannes, je suis toujours venu ! Si t’as jamais fait la Fête, t’es un ouf ! » « Respect, vivre ensemble, citoyenneté politique », ces valeurs sur lesquelles Tryo s’est construit, il y a vingt-cinq ans, le groupe a pu constater combien aujourd’hui encore elles vivent, transmises de génération en génération. « Quand on vous voit, il y a de l’espoir ! », leur a lancé Guizmo avant la dernière chanson. Sur la scène voisine, Dyonisos aussi a retrouvé du souffle dans les vibrations du « meilleur public de l’histoire des concerts ». Le poète électrique Mathias Malzieu ne grimpe plus systématiquement aux haubans de la régie, mais virevolte sur scène et slamme comme il y a vingt ans. On a beau avoir atteint la maturité, on a de la ressource.
Bernie Bonvoisin, toujours révolté
Traditionnellement, le dimanche est encore plus familial. Sur la pelouse de la plaine de l’Humanité, des familles entières attendaient Alain Souchon en foule sentimentale. « J’ai dix ans »… depuis 1974 et pour des années encore, si on regarde le monde avec des yeux d’enfant. Comme le faisait plus tôt Louis Chedid, avec son ode à ce « monde cinglé » sur la scène Nina-Simone. Pas beau mais qu’on aime quand même. Sur un autre rythme, Bernie Bonvoisin ne le démentira pas : toujours révolté après bientôt quarante-cinq ans de carrière, le leader de Trust parle sans détour des inégalités, de la pauvreté, du manque de volonté publique. « On vit une époque cynique », lâche-t-il avant de reprendre après un silence : il y a « encore des possibles » en France, « des gens qui se bougent ». Plus encore sans doute dans cette éphémère république progressiste, ce monde « harmonieux » de la Fête. En regardant cette jeune femme, la main sur son ventre rond, berçant au rythme chaloupé des musiciens de Fatoumata Diawara son enfant à naître, future graine de « peuple de la Fête », on se plaît à penser qu’il y aura toujours « des gens qui se bougent »…
